Operational safety economics
Chen, C., Reniers, G., Khakzad, N. & Yang, M. (2021). Operational safety economics: Foundations, current approaches and paths for future research. Safety Science, 141.
Our opinion
Un très bon article, très complet sur les aspects économiques de la sécurité : théories, pratiques actuelles et futures.
Notre synthèse
Les recherches sur les aspects économiques de la sécurité (safety economics) remontent déjà aux années 1960, quand le coût était considéré comme une dimension de la sécurité. On voyait alors deux aspects à cette approche :
- obtenir le meilleur compromis intrinsèque entre résultat de sécurité et coût de déploiement des mesures,
- et trouver la combinaison optimale extrinsèque du coût/bénéfice des mesures de sécurité en rapport aux pratiques de compétitivité et aux données du marché concurrent.
Pour le dire autrement, l’économie de la sécurité consiste à produire de la sécurité à un coût acceptable (pour de la sécurité), mais le plus bas possible en incluant dans le calcul autant le coût de l’évitement que le coût subi des accidents (Spengler, J., 1968. The economics of safety. Law & Contemp. Probs. 33, 619.). On comprend que, dans ces approches, le raisonnement est financier. La stratégie optimale de sécurité pour cette approche devient celle de « minimiser la somme à la fois des coûts des accidents et de la prévention des accidents, plutôt que de réduire à tout prix la fréquence et les conséquences des accidents ». D’aucuns pourraient y lire un certain cynisme, mais cette définition aide bien dans la réalité la gouvernance de la sécurité (Dorman 2000) par trois contributions récurrentes :
- savoir identifier et mesurer l’économie de coûts réalisée,
- comprendre et modéliser la relation d’échanges coût/performance de sécurité,
- gagner en vue globale et systémique en ramenant la sécurité à un enjeu parmi tous les enjeux de l’entreprise et du business model, de façon à préparer et nourrir au mieux les décisions stratégiques qui concernent l’entreprise et sa sécurité.
Ces modèles peuvent servir comme outils prédictifs, donnant lieu à simulation, aidant à régler les arbitrages entre analyse des risques, théorie utilitaire et acceptabilité des risques (Reniers and Van Erps, 2016). Dans cette vision prospective, les coûts des accidents potentiels font appel à des scénarios et des simulations de plus en plus sophistiqués.
Bien sûr, en contre point, ce discours n’est pas celui tenu publiquement par plusieurs industries - le nucléaire en premier - qui ont promulgué l’idée d’une sécurité sans concession sur les coûts. Mais la réalité n’est jamais exactement celle-là ; on retrouve bien ces préoccupations dans ces industries, par exemple dans les réglages des coûts engagés par l’entreprise (pour la gestion des risques au sens large) et leurs conséquences sur le coût final du produit.
Le concept d’économie de la sécurité
L’économie de la sécurité recouvre un champ multidisciplinaire de recherches académiques centré sur l’interdépendance et l’échange entre coût et sécurité.
La sécurité peut être vue comme un service qui évite ou réduit le coût des conséquences des incidents et accidents. En même temps, cette sécurité a un coût propre. Modéliser ces deux types de coûts est indispensable, tout en sachant que certains coûts ne sont pas aisément monétisables (victimes, dommages écologiques), mais peuvent quand même recevoir des estimations calculées, même si elles font parfois débat (par exemple : coût statistique de la vie).
Quels rôles a la notion de coûts dans la gestion des risques ?
Elle permet d’augmenter la conscience des risques des dirigeants. Paradoxalement, une analyse poussée de la dimension économique de la sécurité est d’abord un rappel à la prudence pour des dirigeants, souvent éloignés du terrain, qui n’ont pas conscience des vrais coûts et enjeux des risques terrain. Les formuler systématiquement sous forme financière en termes de coûts de prévention, mais aussi de pertes associées à des accidents possibles, peut leur parler, les aider et changer leur décision en faveur de plus d’investissement de sécurité.
La sécurité a toujours un coût, qui se fait forcément au détriment d’autres investissements à budget constant. C’est ce que l’on appelle le coût d’opportunité. L’investissement en sécurité suit des lois générales ; le coût d’un gain marginal en sécurité est bien plus élevé lorsque le niveau de sécurité est déjà élevé que lorsqu’il est faible (Chen & al 2020). On peut utiliser le modèle d’économie de la sécurité pour optimiser le réglage coût-bénéfice, à la fois sur la sécurité et sur les renoncements à investir sur d’autres points stratégiques.
Les conflits entre sécurité et économie au sens large, notamment production, sont classiques. On a vu pendant la crise de la Covid-19 la limite de certaines mesures sanitaires avec la volonté de maintenir l’activité économique. L’arbitrage et la gouvernance doivent s’appuyer sur des modèles d’échanges production-sécurité clairs et fiables.
Le domaine des autorisations industrielles est aussi une cible de ces modèles économiques de sécurité. Par exemple en Chine, on a autorisé des milliers d’entreprises chimiques à ouvrir sur un calcul de bénéfice immédiat (production, emplois créés), sans projeter le risque de leur activité sur la population à terme. Et aujourd’hui, le gouvernement est forcé d’en fermer beaucoup pour réguler le risque. On est assez proche de ce schéma dans les décisions politiques observées sur l’industrie nucléaire dans plusieurs pays européens.
Les pertes associées aux accidents se calculent en pertes humaines, environnementales et financières, trois domaines qui demandent des modélisations financières différentes.
Quelles approches pour modéliser le risque financier ?
L’analyse des risques (Risk-based optimization)
Cette approche comprend trois étapes : évaluation, gestion et analyse économique. La première étape décrit le système et ses risques à partir du réel observé ou de simulations, avec un premier niveau de difficulté sur le périmètre considéré du système. La seconde étape évalue la fréquence-gravité des risques identifiés, et définit leur acceptabilité avec les solutions disponibles. La troisième étape doit évaluer les coûts associés à chaque solution de réduction de risque.
L’optimisation des coûts de sécurité vise à déterminer la stratégie de sécurité optimale à coût minimal. Les coûts des mesures de sécurité peuvent être divisés en deux catégories : directs et indirects :
- Les coûts directs représentent l’investissement économique nécessaire pour mettre en œuvre les mesures de sécurité, y compris le coût initial et le coût récurrent. Le coût initial est une dépense ponctuelle qui n’intervient qu’au stade initial avant la mise en jeu des mesures de sécurité. Il inclut le coût d’initiation (par exemple : matériel et conception) et le coût d’installation (par exemple : le coût de la main-d’œuvre et le coût de l’équipement). Le coût récurrent représente les dépenses courantes nécessaires au fonctionnement régulier des mesures de sécurité avec cinq catégories : coût d’exploitation, coût de maintenance, coût d’inspection, etc.
- Les coûts indirects reflètent la perte économique supplémentaire et les éventuels risques supplémentaires causés par les mesures de sécurité. Par exemple, les coûts directs pour prévenir la Covid-19 (par exemple : distance sociale et masque facial) sont très inférieurs au coût économique supplémentaire, c’est-à-dire la récession économique et le taux de chômage élevé induit par la Covid-19. Simultanément, ces mesures peuvent également apporter des risques supplémentaires. Par exemple, le port de masques faciaux peut gêner les opérateurs, limiter la parole de sécurité dans les équipes, fatiguer les opérateurs et finalement augmenter le taux d’accidents au travail.
L’optimisation du coût minimal total de la sécurité (Minimal total safety cost approach)
Dans l’approche précédente, on se limitait à estimer et optimiser le coût de prévention des risques. Dans l’approche globale, on va aussi modéliser le coût de ne rien faire et de subir l’accident, et on va raisonner sur la totalité des coûts recensés, autant sur l’évitement des risques que sur la réalisation du risque (Eslami Baladeh et al., 2019).
L’estimation et la monétisation des coûts d’accident est une étape cruciale dans cette approche. Soleil et al. (2006) distinguent les frais d’accident en frais assurés et en frais non assurés. Reniers et Van Erp (2016) évoquent quant à eux dix sous-domaines. Dans ces derniers, la perte humaine est la question la plus controversée puisque la monétisation de la vie humaine est une question éthique et donc pas si facile à manier (lire la synthèse de l’article : Ale, B. J., Hartford, D. N., & Slater, D. H. (2021). Prevention, precaution and resilience: Are they worth the cost? Safety Science, 140, 105271)
Analyse coûts-bénéfice (Cost-benefit analysis)
Une fois les mesures de sécurité mises en œuvre, leur coût peut aussi être considéré comme un bénéfice hypothétique d’investissement. La stratégie « sans aucun investissement de sécurité » devient la ligne de base (l’« option nue ») pour fonder les calculs couts-bénéfices.
Analyse coût-efficacité (Cost-effectiveness analysis)
Le calcul des coûts d’accident est nécessaire aux deux approches précédentes. Néanmoins, il peut être difficile de monétiser toutes les pertes dues aux accidents, particulièrement à cause des questions éthiques et morales associées. L’analyse coût-efficacité peut permettre d’aller plus loin en donnant des outils d’arbitrage et de décision rationnelle entre deux stratégies de sécurité différentes, notamment en estimant combien il en coûte pour gagner une unité de sécurité. Dans l’analyse coût-efficacité, un seuil de rentabilité (Thokala et al., 2018) est déterminé lors de la comparaison de deux interventions. Habituellement, un rapport coût-efficacité différentiel (ICER) (Briggs et Fenn, 1997) est alors utilisé pour comparer le coût différentiel (ΔC) et le résultat de sécurité incrémentiel correspondant (△E).
Optimisation multi-objectifs (Multi-objective optimization)
La sécurité et les avantages économiques peuvent être conflictuels dans le temps avec une sécurité optimale et une économie optimale pouvant ne pas converger à court terme. L’optimisation multi-objectifs est utilisée dans une conception optimisée de sécurité qui en minimise les coûts tout au long du cycle de vie (Ramadhan et al., 2014), sans chercher à monétiser certains bénéfices de la prévention en utilisation des concepts controversés comme la valeur d’une vie statistique.
Approche par la théorie des jeux (Game theoretical approach)
Les cinq méthodes précédentes sont principalement utilisées pour aider les prises de décision pour des unités économiques dans lesquelles un seul décideur intervient. Dans la réalité, plusieurs décideurs peuvent être impliqués dans un investissement de sécurité, notamment dans le cas fréquent où la tutelle externe réglementaire joue aussi un rôle dans la décision, avec des visions sur les priorités et l’horizon visé (long terme versus court terme) qui peuvent différer. Dans ces cas de décisions interdépendantes, la solution peut être aidée par les approches de la théorie des jeux.
« La théorie des jeux comprend de nombreux modèles (non-)coopératifs pour la prise de décision » (Myerson, 2013). Dans un modèle de théâtre de jeu standard, tous les décideurs sont considérés comme des acteurs intelligents et rationnels qui visent à maximiser leurs avantages. Un équilibre (compromis) peut être obtenu pour équilibrer les avantages de chaque joueur. Pour appliquer la théorie des jeux à l’économie de la sécurité, on doit d’abord identifier les joueurs. La deuxième étape consiste à identifier les stratégies de chaque joueur, qui a un ensemble de stratégies. La troisième calcule les avantages (nets) (objectifs) de chaque joueur dans chaque scénario étudié. Les avantages des joueurs dépendent de la motivation et des stratégies de ces joueurs. Sur la base du calcul des pertes ou bénéfices potentiels de chacun, dans le cadre de décisions répétées de l’ensemble des joueurs, un « équilibre de Nash » peut être calculé dans lequel chaque joueur conserve le maximum de bénéfice.
Pistes pour de futures recherches
Malgré la valeur des solutions existantes vues dans les sections précédentes, il reste encore des questions ouvertes qui doivent être explorées :
Quelles données économiques pour la monétisation des coûts ?
La monétisation des coûts est une étape critique dans l’analyse économique de la sécurité. En pratique, le manque de données économiques pour le calcul des coûts est un obstacle à un usage encore plus important de l’économie de la sécurité, notamment avec les questions sur l’estimation de la valeur d’une vie statistique, mais aussi des coûts environnementaux.
Le calcul des coûts indirects
Dans le calcul du coût des accidents, la principale préoccupation reste l’évaluation du coût direct. Pourtant, les couts indirects peuvent être considérables et restent difficiles à évaluer, voire ignorés même quand ils sont calculables et disponibles (notamment le coût indirect des conséquences des solutions de sécurité sur la production par exemple).
La monétisation des risques intentionnels (terrorisme par exemple)
La sécurité se focalise classiquement sur les événements non intentionnels, mais le risque intentionnel croit rapidement. La monétisation des coûts associés aux attaques intentionnelles peut être plus compliquée que celle des événements accidentels, car la prédiction des stratégies d’attaque est un défi. En outre, la motivation des attaquants peut être inconnue des défenseurs, ce qui rend difficile le calcul des avantages des attaquants. On se retrouve dans l’obligation d’utiliser des méthodes d’évaluation des risques en cas de pénurie de données pour les événements rares (Khakzad et al., 2015 ; Yang et al., 2015).
Le big data et l’exploration de données peuvent également être utilisés pour obtenir plus d’informations sur les stratégies d’attaque et les avantages des attaquants.
Monétisation et perception du risque
En économie de la sécurité, l’attitude et la perception personnelle du risque peuvent jouer un rôle un rôle important dans la prise de décision finale (Fuller et Vassie, 2004 ; Reniers, 2015). La monétisation de ces aspects subjectifs reste très partielle, et les solutions encore à développer.
Les approches économiques de la sécurité devraient être multipartites
La plupart des approches utilisées en économie de la sécurité ne considèrent qu’une seule partie prenante. Les solutions à plusieurs parties prenantes restent encore à optimiser.
Les décisions économiques en matière de sécurité sont multicritères
L’économie de la sécurité peut être considérée comme un problème de décision multicritère ; cette direction d’amélioration reste à parfaire dans les pratiques de monétisation. La décision multicritères recherche une sélection optimale dans un ensemble d’alternatives, considérant plusieurs critères (Velasquez et Hester, 2013 ; Khakzad et al., 2017). En appliquant des méthodes de décision multicritères (processus hiérarchique, AHP, processus de réseau analytique, ANP), les décideurs peuvent sélectionner différents critères en fonction de leurs préférences et comparer leurs résultats.
Modéliser la sécurité et son coût dans le temps
Les risques d’une organisation peuvent évoluer en raison de la variété des dangers et menaces, la mise en œuvre des mesures de sécurité et la mise à jour des équipements et techniques. Par conséquent, les coûts et les avantages de la sécurité peuvent également changer au fil du temps, et le compromis entre la sécurité et les considérations financières peut se déplacer en conséquence. Pour faire face à ce problème dynamique, il faut qu’une organisation identifie continuellement ou périodiquement les dangers, évalue les risques, estime les coûts, calcule les bénéfices et ajuste ainsi dynamiquement la stratégie de sécurité.
L’assurance en économie de la sécurité
L’assurance est une méthode de transfert de risque dans laquelle les coûts potentiels des accidents sont transférés à une compagnie d’assurance. Les entreprises peuvent surestimer l’investissement dans la sécurité si l’assurance est ignorée, ou sous-estimer l’investissement dans les mesures de sécurité lorsqu'elles paient pour des contrats d’assurance (Abrahamsen et Asche, 2010). L’idéal économique est évidemment d’équilibrer les investissements entre assurances et coût de la prévention. À l’avenir, des outils d’aide à la décision pourraient être développés pour déterminer cette répartition optimale.