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Janvier 2023

The cultural-historical development of occupational accidents and diseases prevention in France


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A scoping review
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Boudra, L., Lémonie, Y., Grosstephan, V. & Nascimento, A.

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Boudra, L., Lémonie, Y., Grosstephan, V. & Nascimento, A. (2023). The cultural-historical development of occupational accidents and diseases prevention in France: A scoping review. Safety Science, 159, 106016.

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Un article d’auteurs français du Cnam et de l’Université de Reims qui nous retrace l’évolution du risque santé au travail en France, en adoptant le regard de la théorie de l’activité et des tensions dialectiques et socio-professionnelles qui ont traversé le système de travail depuis le siècle dernier. 

Le travail est dense, beaucoup de points sembleront « déjà vus », mais la lecture complète est réellement instructive.

Notre synthèse

La nature et les solutions de protection contre les accidents du travail et les maladies professionnelles ont évolué avec le temps et la transformation sociale au sens large.

Le champ des accidents du travail et des maladies professionnelles remonte au début du 20e siècle en Europe de l’Ouest. Dès ces origines, on a distingué deux grandes causes : les causes individuelles en rapport avec des comportements dangereux et de non-conformité, et des causes organisationnelles plus à charge de l’entreprise.

Le contrôle de ces risques a très vite relevé de trois grandes orientations en miroir :

  • légale (au sens d’obligation légale pour l’entreprise),
  • disciplinaire (au sens de suivi des procédures pour les employés),
  • et sécuritaire (au sens de procédures et dispositifs de sécurisation à penser pour la protection).

Une des thèses fortes de cet article est qu’une meilleure compréhension du passé en  matière de prévention des risques ‒ notamment des contradictions souvent observées et des évolutions socioculturelles de l’activité de travail ‒ est porteuse de leçons pour l’avenir.

Dans cette revue de littérature, les résultats de 72 publications sur le sujet sont réunis en utilisant la perspective culturelle de la théorie de l’activité (Cultural-Historical Activity Theory, CHAT). Cette théorie de l’activité a été introduite dans les années 1970 par les Russes (Leontiev, 1974 ; Vitgotsky, 1978), puis augmentée d’une théorie de l’apprentissage social par Engeström à la fin des années 1980. 

L’approche donne une place prépondérante à une vision globale de l’analyse du travail, des organisations et de la technologie, exercée dans une dialectique permanente entre acteurs.

Elle distingue objets et buts, puis activités et actions. Les buts et les actions sont définis (dans les procédures, les règles, les normes culturelles), mais les objets (pour les atteindre, et l’espace de travail pour agir) changent sans cesse, et sont constamment négociés et modifiés résultant dans une activité construite en interaction permanente avec le réel.

Une métaphore est proposée par Anamides (2020) en distinguant le système de production de l’alimentation (qui norme le paysage disponible) et le système de consommation de l’alimentation (qui choisit en contexte).

Ces deux dimensions comportent de nombreuses et récurrentes contradictions et tensions dans leur couplage, qui s’accumulent au fil du temps ; et ont un pouvoir de transformation de tout le système de travail.

L’analyse de 5 tensions dans différentes dimensions du problème organise l’exposé.

Les tensions liées à l’approche légale

La loi de 1893 fut la première loi imposant une obligation de prévention de la part des employeurs. En 1898, elle fut complétée par la première loi sur les accidents du travail qui introduit la responsabilité des employeurs et un système de compensation financière pour les victimes et leurs ayants droits.

Cette loi est aussi le départ d’une vision qui dépasse le travailleur isolé et pense le système de compensation comme collectif, national ; cette propriété deviendra totalement le cas avec la loi sur la Sécurité sociale de 1946.

La loi oblige aussi à définir ce qu’est un accident du travail et quelles sont ses causes et, par ces faits, définir ce qui est couvert par la compensation et quel niveau de compensation est proposé.

Encore aujourd’hui, la loi engage la responsabilité de l’employeur pour la prévention des risques (par le fait de la subordination de l’employé victime), et lui impose le respect de droits sociaux pour la réparation de ces risques.

Une activité de surveillance (évaluation de la prévention des risques) est venue s’ajouter à ces deux dimensions. La France a organisé son réseau d’activité de surveillance et de prévention des risques au travail dans les années 1990, en formant la médecine du travail à cet objet et en l’appuyant par des agences nationales.

Mais la construction de ces cadres légaux de plus en plus complexes a multiplié les tensions sur les frontières entre prévention des risques relevant de la santé publique et de ceux relevant de la santé au travail. Les causes des pathologies constatées sont souvent multiples, pour partie relevant des conditions de travail, pour partie des comportements individuels (alcoolisme, tabagisme), sans parler des arguments souvent avancés du libre choix des travailleurs à s’impliquer pour des métiers à risque.

De même, le montant des compensations reste un objet constant de négociations entre employeurs, syndicats et autorités publiques.

Les tensions liées à l’introduction de la notion de pénibilité au travail

La pénibilité a rejoint récemment le dossier des risques au travail, comme un sujet de justice sociale.

Rappelons que la première loi sur la pénibilité est récente, datée de 2010, résultat de près de 10 ans de négociations interprofessionnelles. Elle considère que le travail pénible est le résultat des conditions de travail plus que du travail lui-même, chargeant de ce fait la responsabilité de l’employeur. 

Elle introduit une définition de ce qu’est le travail pénible en considérant des facteurs d’exposition qui peuvent induire des dégâts objectifs et irréversibles sur la santé physique et mentale et l’aptitude au poste de travail. Cette loi a été étendue en 2014 en prenant en compte non seulement l’effet immédiat, mais aussi l’effet sur le raccourcissement de la durée de vie.

Les instruments de prévention du travail pénible ont été pour la plupart négociés branche par branche, avec un rôle important donné à l’inspection du travail et à la médecine du travail.

Mais dans la réalité, on assiste souvent à une résolution de tensions par un glissement entre prévention et compensation. Dans beaucoup de cas en effet, le travail pénible reste une réalité, mais il est compensé financièrement comme le résultat d’une négociation sociale. La prévention devient donc un objet de cette négociation sociale.

Les tensions entre risques technologiques et environnementaux versus risques au travail

La prévention des risques et maladies professionnels est restée souvent séparée de la prévention des risques d’accident majeur et des impacts sur les installations et l’environnement. 

L’encadrement par l’État de cette prévention des risques sur les installations est très ancien, remontant en France à 1810, en classant les usines et productions industrielles par dangerosité, et en créant un corps d’inspection. Toutefois, cette activité s’est associée au travail plus classique des inspecteurs du travail pendant tout le 20e siècle.

Un tournant s’est produit au tout début des années 1970 avec l’arrivée d’industries de plus en plus lourdes et à risque pour les travailleurs, mais aussi pour les habitants de proximité et l’environnement. 

La séparation s’est alors à nouveau accentuée entre le rôle des inspecteurs et médecins du travail surtout ancrés sur les risques d’accidents du travail, possiblement les risques pour les consommateurs, et le rôle des départements et filières spécialisées des entreprises et des directions d’agences sur la sécurité industrielle et la réduction des risques sur les installations.

Les tensions accompagnant l’apparition d’un nouvel objet dans les années 1970 : l’amélioration des conditions de travail

En 1973, la France a ajouté aux dispositifs déjà existants une volonté plus globale d’améliorer les conditions de travail incarnée dans la création d’une agence dédiée (Anact). Le concept de « sécurité intégrée » est le produit de ce mouvement, avec une tentative de résolution de plusieurs tensions citées précédemment, et de retour à une logique globale entre sécurité et conformité des machines, conception des environnements, et protection des employés.

Les risques technologiques et environnementaux ont été encadrés par plusieurs directives, dont la célèbre directive Seveso en 1982, avec une logique de plus en plus réglée et imposée de cartographie des risques, étendue dans ses conséquences aux travailleurs, aux riverains et à l’environnement. 

L’approche demande la participation de représentants de l’industriel (du site), des départements sécurité, des commissions représentatives des conditions de travail (syndicats et ancien CHSCT), des représentants de riverains, et des représentants de l’inspection et de la médecine du travail. Malgré l’effort consenti à installer ces dialogues, on doit reconnaître que les résultats restent complexes à cause des profondes différences culturelles entre participants. D’une certaine façon, c’est comme si l’intérieur de l’entreprise restait traité sous l'angle du risque professionnel, et l’extérieur sous celui des risques technologiques.

Les emplois temporaires et l’intérim comme nouvelle source de problèmes

La croissance des emplois temporaires, en lien avec l’évolution et la libéralisation du marché, a aussi compliqué toutes les dimensions décrites précédemment. Les expositions au travail pénible et aux agressions de toutes natures restent plus difficiles à tracer et posent des problèmes non encore résolus de fragmentation des carrières, d’imputabilité, et de suivi par la médecine du travail. Pendant tout le 20e siècle, la médecine du travail a été un pilier central de toutes les stratégies et évolutions en matière de sécurité au travail.

L’évolution des acteurs du risque et santé au travail

L’activité de la médecine du travail au début du 20e siècle a beaucoup servi d’activité de sélection et d’aptitude professionnelle, plus que de protection. Mais les réformes successives ont tourné l’activité vers un rôle plus conséquent en termes de surveillance et de prévention sur les conditions de travail. Il reste cependant une tension éternelle entre les deux objectifs : servir l’industrie en éliminant les travailleurs inadaptés, et protéger les travailleurs en influant sur les conditions de travail. 

Cette tension est d’autant plus grande que le corps de médecine du travail s’est considérablement appauvri ; il travaille en sous effectifs et sacrifie souvent en premier la partie visite de terrain et dimensions d’actions sur les conditions de travail, faute de temps.

Les syndicats de salariés ont souvent joué un rôle ambigu dans l’amélioration de la santé au travail en « monétisant » le risque encouru. Ces organisations syndicales ont naturellement une compétence supérieure sur le travail lui-même que sur la santé ; et leur participation à la négociation et aux instances sociales, tant au niveau local (CHSCT) qu’au plus haut niveau de l’État, les font surtout naturellement négocier les avantages sociaux associés aux conditions de travail, et pas nécessairement les meilleures conditions médicales.

Les tensions en lien avec l’évolution du dialogue social et la participation des travailleurs

En 1967, une importante réforme a introduit une vision paritaire entre représentants des travailleurs et employeurs dans la gestion du risque santé au travail. Au passage, cette exigence de parité a eu un effet indirect en sortant les syndicats de ces négociations, pour les remplacer par des représentants du personnel en nombre plus élevé avec, naturellement, des opinions plus dispersées.

Mais tous les partenaires de l’industrialisation, y compris les représentants des travailleurs et l’État qui avait en charge la réparation des maladies professionnelles, ont longtemps continué à miser sur une certaine « ignorance organisée » des risques qui pouvaient leurs être préjudiciables, allant jusqu’à minimiser, ou biaiser les connaissances sur les effets de certaines substances sur la santé au travail.

La crise de l’amiante des années 1990 a représenté une rupture avec cette posture en faisant éclater au grand jour un scandale public, en le désenclavant du monde du travail et en pointant toutes les résistances passées des parties prenantes, et ce malgré la connaissance des risques. 

L’ampleur du scandale a été telle que la justice a acté en 2000 la notion de « faute inexcusable » qui permet maintenant d’avoir une compensation plus élevée et a transformé de fait l’obligation de moyen des employeurs en obligation de résultats. L’État a dû créer un fond dédié de compensation aux victimes de l’amiante pour entériner la compensation complète des victimes éligibles, tout en limitant pragmatiquement le nombre de nouvelles plaintes.