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Février 2025

Getting away “Scott”(but not Susan) free


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The effects of safety‐specific abusive supervision and supervisor gender on follower attributions and safety outcomes
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John Fiset & Alyson Byrne

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Fiset, J., & Byrne, A. (2025). Getting away “Scott”(but not Susan) free: The effects of safety‐specific abusive supervision and supervisor gender on follower attributions and safety outcomes. Journal of Organizational Behavior. 46:90–107.

Our opinion

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4
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Les comportements excessifs de la part de personnes dépositaires de l’autorité sont de nos jours largement condamnés. Pourtant, la recherche présentée ci-dessous identifie des effets positifs de l’abus d’autorité dans le domaine de la sécurité. Pour le dire dans des termes moins policés, sa thèse est que, en ce qui concerne la sécurité et dans certaines circonstances, une engueulade sévère de la part d’un supérieur direct peut être bien acceptée par les agents.  Au lieu d’être perçue négativement, comme un comportement abusif illégitime, elle sera comprise positivement comme un signe d’engagement sincère, de la part du supérieur, en faveur de la sécurité du personnel. Mais attention ! cet effet surprenant ne se réalise que si le supérieur est un homme. 

N.B: Le titre de l’article repose sur un jeu de mot sur l’expression « to get away scot free », qui signifie « bien s’en tirer ». Les auteurs transforment le vieux mot « scot », qui signifiait autrefois « facture, note, addition » en un prénom masculin (Scott) qu’ils opposent à un prénom féminin (Susan).

Les vertus de l’engueulade

Sécurité et supervision abusive 

Le petit chef gueulard est un repoussoir pour tout le monde. En matière de sécurité, et même bien plus généralement en matière de management, c’est depuis très longtemps la figure inverse qui est tenue pour vraie et bonne. L’autorité, la hiérarchie, la verticalité, et encore plus la brutalité sont considérées comme nuisibles à un climat de sécurité. De plus, nous explique-t-on au fil des générations, les jeunes n’en veulent plus. Bien entendu, la brutalité n’a pas disparu des organisations (pas plus que la hiérarchie, d’ailleurs). Mais chercheurs, consultants et praticiens sont en accord pour la stigmatiser et dénoncer ses effets négatifs. Ils élaborent, diffusent et mettent en œuvre des systèmes et des pratiques qui favorisent l’écoute, la bienveillance, la participation, l’adhésion, l’horizontalité, etc.

Dans la recherche, on ne parle pas de petit chef gueulard mais de supervision abusive, c’est-à-dire des excès commis par des personnes en situation hiérarchique à l’encontre de leurs subordonnés. La supervision abusive est définie comme une perception. C’est la mesure selon laquelle le subordonné évalue comme abusifs les comportements hostiles à son égard (verbaux et non verbaux) de la part du supérieur. Le comportement abusif du supérieur est interprété négativement par le subordonné comme le signe d’une intention maligne à son égard. La supervision abusive a des conséquences massivement négatives pour les employés qui la subissent et donc également pour l’organisation : stress, épuisement émotionnel, comportements agressifs en retour et, bien entendu, baisse de performance au travail. En matière de sécurité plus spécifiquement, la recherche a confirmé les effets négatifs de la supervision abusive et soutient les pratiques opposées, telles qu’un leadership « transformationnel » ou la mise en place et l’entretien de relations de qualité entre leader et collaborateurs.

Est-ce pourtant toujours le cas ? Il a depuis longtemps été remarqué que, dans certaines circonstances, notamment lorsqu’une menace pèse sur le groupe, un leadership dur et exigeant était facilement accepté et se montrait efficace. C’est la célèbre « promesse » de Churchill : « du sang, du labeur, des larmes et de la sueur ». Dans les environnements à risque, par définition, des circonstances menaçantes sont fréquentes. Dès lors, la brutalité du leader ne peut-elle être positivement reçue par les collaborateurs ?

Notre synthèse

C’est cette hypothèse qu’explore l’article du Journal of Organizational Behavior. Cette revue scientifique, qui fait autorité dans le domaine de la psychologie appliquée aux organisations, publie régulièrement des recherches consacrées aux questions de sécurité. Les auteurs de cet article ont conduit deux expériences et une enquête par questionnaire. Les expériences confrontaient les sujets à la situation suivante : employé de cuisine dans un restaurant, le sujet renversait de l’huile de friture sur le sol ; à cette vue, le manager le prenait violemment à partie devant tous les autres employés, fustigeant son incompétence, son manque de professionnalisme et son inattention. Le sujet était amené à évaluer le comportement du manager (abusif ou non) et à se prononcer sur les motivations du manager (négatives ou positives). Parallèlement, un scénario similaire était testé avec une situation neutre vis-à-vis de la sécurité (retard de l’employé).

Les résultats montrent clairement que le comportement du manager est jugé comme abusif. Cependant, dans la situation présentant un enjeu de sécurité, les employés attribuent au manager une intention positive à leur égard (veiller à leur sécurité). Lorsqu’il s’agit d’un retard, en revanche, les employés attribuent au manager une intention mauvaise. 

Dans la première expérience, les termes employés ne permettaient pas d’assigner un genre au manager. Une seconde expérience a reproduit le même scénario, cette fois avec des managers explicitement hommes ou femmes. Lorsque le manager est un homme, les résultats obtenus lors de la première expérience sont confirmés. En revanche, lorsque le manager est une femme, les employés ne lui attribuent pas d’intention positive à leur égard (mais pas d’intention spécifiquement négative non plus). 

L’enquête par questionnaire s’appuyait sur les expériences personnelles des enquêtés et visait à évaluer les conséquences de la supervision abusive. Il était demandé aux répondants de relater et d’évaluer des épisodes vécus de supervision abusive. En comparant ceux qui comportaient un enjeu direct de sécurité avec ceux qui en étaient dépourvus, les chercheurs ont identifié un effet significatif : les employés tendent à voir dans l’épisode une preuve de l’engagement de leur supérieur dans la sécurité. Toutefois, ici aussi, cet effet ne se produit que lorsque le supérieur est un homme. 


Résumons

Un homme en position hiérarchique peut prendre à partie, même violemment et publiquement, contre un employé qui vient ou est susceptible de commettre une action dangereuse, sans pour autant être perçu négativement par l’employé. Au contraire, l’employé lui reconnaîtra un engagement sincère en faveur de sa sécurité. En revanche, une femme, dans la même position, dans la même situation, et avec le même comportement, ne bénéficiera pas du même jugement positif et de la même reconnaissance. 


 


Un commentaire de Hervé Laroche, animateur de programmes à la Foncsi 

Cette recherche comporte plusieurs enseignements. 

Tout d’abord, elle confirme que le domaine de la sécurité présente des caractéristiques spécifiques qui justifient qu’on mène des recherches, qu’on élabore des théories et qu’on adopte des pratiques spécifiques à la sécurité. 

Ensuite, et c’est sans doute le plus important des enseignements, il est montré que, lors d’un évènement présentant des enjeux de sécurité, la brutalité managériale peut être justifiée, y compris aux yeux de ceux qui la subissent. Mieux : elle renforce l’image du manager en matière de sécurité. Les auteurs invitent à chercher d’autres effets positifs. S’ils n’ont pas trouvé d’effet sur la ‘safety voice’, c’est-à-dire la propension de l’employé à poser ouvertement les problèmes de sécurité lorsqu’il s’en présente, ils jugent probables l’existence d’autres aspects positifs de ces épisodes de brutalité. 

Toutefois, les auteurs se défendent de recommander la brutalité comme style de supervision. Il est très important en effet de garder en tête que ces effets positifs n’ont été constatés qu’en relation avec un évènement de sécurité impliquant directement les employés. Un évènement, c’est un épisode inattendu, qui sort de la routine, et qui est significativement important pour les acteurs. Si le comportement abusif se répète, s’il concerne des actions routinières, s’il devient une constante du comportement du supérieur, il est hautement probable que les effets positifs disparaissent. Le petit chef gueulard ne trouvera pas ici sa réhabilitation. 

En s’aventurant un peu plus loin que les auteurs, on peut souligner l’importance de ce type d’évènement et suggérer que les entreprises leur accordent plus d’attention, et pas seulement dans des perspectives d’enregistrement statistique ou de REX. En effet, comme le suggère cette recherche, ces évènements, même s’ils ont une issue positive, sont porteurs d’effets et de conséquences. Ils marquent les mémoires, cognitivement et émotionnellement. Ils induisent des changements cognitifs ou comportementaux. Ils nourrissent des anecdotes qui sont transmises et s’intègrent à la culture locale. Dans leur succession, ils sont les jalons d’une histoire plus longue qui caractérise l’environnement quotidien des employés et le contexte local de la sécurité, contexte qui en retour influe évidemment sur les attitudes, les comportements, la réception des actions de sécurité, leur appropriation, etc. Même si ces évènements sont enregistrés, ces aspects échappent fréquemment à leur exploitation. 

 

Cette recherche met enfin en lumière une asymétrie entre hommes et femmes, puisque les effets positifs ne sont constatés que dans le cas où le supérieur abusif est un homme. Il faut toutefois noter que, si les hommes bénéficient de jugements positifs, les femmes ne sont pas pour autant condamnées sans appel. Il semble plutôt que la présence d’enjeux de sécurité n’ait pas d’effet particulier lorsqu’il s’agit d’une supérieure. Le comportement de la supérieure abusive est jugé de la même manière que lors d’un évènement n’ayant pas d’implications de sécurité. 

C’est certainement un résultat important qui a des implications pratiques évidentes, même si on voit difficilement comment remédier à ce problème. Sur ce point, l’article ne nous éclaire pas beaucoup. En effet, les chercheurs invoquent sur cette question l’argument classique des stéréotypes de genre. Les comportements brutaux sont en ligne avec le stéréotype masculin, alors qu’on attend des femmes des comportements de soutien. En présence d’un évènement de sécurité, l’irruption d’un comportement brutal chez un homme ne constitue pas une surprise par rapport aux stéréotypes de genre, alors qu’il en constitue une lorsqu’il s’agit d’une femme. Les chercheurs suggèrent que le stéréotype féminin « gagne » lorsqu’il s’agit d’une femme, empêchant l’employé de voir dans l’éclat de colère de la supérieure un signe positif de souci de sa sécurité. Pourtant, le stéréotype féminin, s’il exclut la brutalité, comprend précisément cette dimension de souci envers l’autre. Bref, l’explication des chercheurs sur cette différence entre hommes et femmes n’est à mon avis pas très convaincante. Leur recommandation pratique sur ce point se borne d’ailleurs à prôner des stages de sensibilisation des employés aux stéréotypes de genre et à leurs conséquences. C’est un peu court. Inversement, faut-il recommander aux managers femmes de réprimer leurs accès de colère, même lorsqu’il y a des enjeux directs de sécurité ? Faut-il les inciter à s’aligner avec le stéréotype féminin en manifestant leur implication par des pleurs plutôt que par des hurlements ? C’est évidemment une suggestion ridicule. Elle n’a pour but que de montrer la difficulté à laquelle nous sommes confrontés concernant ce problème. Car le fait demeure, et les managers de ces managers de premier rang seraient avisés de le prendre en compte. 

Enfin, pour en terminer avec la question du genre, on peut se demander si les résultats de la recherche, s’ils dépendent du genre du supérieur, ne dépendent pas également du genre de l’employé ? Apparemment pas. Les chercheurs ont fait leurs tests sur des hommes comme sur des femmes et ont pris en compte cette différence dans leurs calculs. Mais ils n’en disent rien. On peut donc penser que le genre de l’employé n’a pas d’effet significatif. Cela reste toutefois, à mon avis, une question à creuser. 

 

En conclusion

Concernant les vertus de l’autorité, de la hiérarchie et des engueulades, ne réhabilitons rien, car nous n’en savons pas assez. Mais ouvrons ces questions, car elles ont été écartées trop longtemps. Il le fallait sans doute, pour sortir de certaines impasses (la règle et la hiérarchie comme seules garantes de la sécurité) ou s’extraire de certaines facilités (l’erreur humaine). Nous sommes sans doute assez avancés désormais pour ne plus craindre d’y retomber et envisager que des comportements peu sympathiques aient pourtant certaines vertus.