Date
Octobre 2024

La Part du feu


Décision en situation d’incertitude
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Norman Maclean (traduit de l’anglais par Jean Guiloineau et Laure Jouanneau-Lopez)

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Maclean, N. (2024). La Part du feu. Rivages.

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C’est pour une fois un livre, et de plus un récit, qui est l’objet de ce conseil de lecture. La Part du feu, de Norman Maclean, nous transporte en 1949, dans le Montana, sur les pentes d’un ravin perdu dénommé Mann Gulch, pour nous faire le récit minutieux d’un feu de forêt tragique qui tua treize pompiers. Mais Maclean ne se contente pas de raconter les évènements. Il nous en propose une analyse rigoureuse et détaillée, fruit d’une enquête personnelle qui a duré treize ans. Paru initialement en 1992 aux USA, traduit en français en 1998, le livre fait l’objet d’une réédition avec une nouvelle traduction, ce qui redonne ainsi aux lecteurs francophones l’accès à cette œuvre exceptionnelle.

Notre synthèse


La Part du feu est un classique de la littérature américaine. Norman Maclean (1902-1990) fut un professeur de littérature anglaise à l’Université de Chicago. Il fut aussi l’auteur d’une œuvre de fiction, notamment d’un court roman, A River Runs Through It, lui aussi devenu un classique (adapté en film par Robert Redford). Si Maclean s’est intéressé à cet incendie mortel, c’est que dans sa jeunesse il fut lui aussi un pompier dans le Montana où il vivait alors, et que l’incendie qu’il relate a été un évènement hors norme qui a marqué les forestiers et les pompiers des USA et du monde entier.

Mais pourquoi les partenaires de la Foncsi s’intéresseraient-ils à un feu de forêt, même exceptionnel ? C’est que l’histoire de Mann Gulch a largement dépassé l’audience des forestiers et des pompiers pour devenir un classique de la littérature scientifique sur les accidents en général. Le livre de Maclean est d’une telle qualité d’information et d’analyse qu’il a été pris comme source et exemple pour des centaines de travaux portant sur la résilience, le leadership, le sensemaking, et de manière générale pour des analyses en termes de facteurs organisationnels et humains. Le plus célèbre de ces articles est certainement celui de Karl E. Weick (1993), cité plus de cinq mille fois dans la littérature scientifique (consulter la traduction de cet article).


L’incendie de Mann Gulch est devenu ainsi un « exemple exemplaire », un de ces cas auxquels toute une communauté, ici celle de la sécurité, se réfère en permanence. Il nourrit des recherches, des théories, des comparaisons, des controverses, et bien entendu, des enseignements. Voici donc un aperçu de ce récit.

Le récit

Le 5 août 1949, un feu de forêt est repéré dans une région sauvage du Montana, sur le flanc sud d’un ravin dénommé Mann Gulch. Quinze pompiers sont parachutés en milieu d’après-midi sur l’autre versant du ravin. Ils font partie d’une brigade spécialisée, les Smokejumpers, considérée comme l’élite dans le milieu des forestiers. Dans des contrées accidentées et dépourvues de moyens d’accès, parachuter des pompiers permet d’intervenir sur les feux dès leur naissance. Les Smokejumpers sont équipés de manière rudimentaire : des haches, des pelles, des scies. La technique habituelle pour maîtriser le feu est de l’isoler en mettant à nu une bande de sol large de cinquante centimètres à un mètre. En général les pompiers travaillent toute la nuit et sont récupérés le lendemain matin par des équipes arrivées avec des véhicules.

Les Smokejumpers sont pour la plupart de jeunes forestiers et des étudiants qui trouvent là une occasion de vivre des aventures physiques et humaines. L’équipe qui saute sur Mann Gulch est dirigée par un chef d’équipe expérimenté et respecté, Wag Dodge, célèbre pour son laconisme. Du fait du système de rotation qui préside à la composition des équipes, Dodge ne connaît guère les hommes qu’il commande ce jour-là. Le feu de Mann Gulch ne semble pas spécialement difficile, même si le terrain est particulièrement accidenté.

Cependant Dodge, alerté par des indices qu’il ne partage pas avec son équipe, décide de ne pas attaquer le feu directement. Il ordonne de descendre le ravin du côté opposé au feu pour attaquer le feu sous un angle qui lui semble plus sûr et aussi pour rapprocher son équipe de la rivière (le Missouri), qui peut être un refuge en cas de problème. L’équipe le suit docilement jusqu’à ce qu’il fasse brusquement volte-face et donne l’ordre à l’équipe de faire demi-tour. Lui-même se met à remonter le ravin à vive allure, malgré la pente très raide.

Ce que Dodge a vu, c’est que le feu a traversé le ravin et remonte vers les pompiers. Comme la végétation est de ce côté composée d’arbres dispersés et de hautes herbes, le feu a développé une intensité exceptionnelle et progresse très vite, plus vite que les hommes. L’espoir des pompiers est d’atteindre la crête du ravin pour s’y abriter sur des espaces rocheux dégagés de végétation.

Deux pompiers seulement l’atteindront. Dodge, lui, se couchera dans un feu qu’il a lui-même allumé et laissera le mur de flammes passer sur lui. Il en sortira indemne. Malgré ses signes invitant ses hommes à le rejoindre, les treize victimes préfèreront poursuivre leur course vers la crête et seront rejointes par le feu.

Les FOH dans cet ouvrage

La richesse du cas Mann Gulch tient paradoxalement à la modestie de ses composantes, qui fait que l’on peut toucher facilement à l’essentiel. L’équipe des Smokejumpers est une organisation basique, mais on y trouve une hiérarchie, une répartition des compétences, des processus de leadership, de communication et de décision. On y trouve aussi l’élément de base du fonctionnement des organisations : les routines, ou modes d’action habituels, appuyées sur une technologie, ici rudimentaire. Bref, nous avons là tous les facteurs organisationnels et humains qui entrent en jeu dans les organisations à risque. Tous ces éléments sont brutalement mis à l’épreuve par un évènement inattendu. Ils n’y résistent pas : les routines sont prises en défaut, la communication est défaillante, le leadership inefficace, la hiérarchie impuissante et les compétences ne profitent qu’à un seul (Dodge) alors qu’elles auraient permis de sauver tout le monde. À cet effondrement de l’organisation, Karl Weick, dans son analyse, ajoute un « effondrement du sens », une incapacité de l’équipe à donner un sens à la situation et à agir en conséquence. C’est une des analyses qui nourrissent sa théorie du sensemaking.

Mais l’histoire de La Part du feu est également une confrontation entre les hommes et un élément qui ne se laisse pas maîtriser. Ici, c’est un élément naturel (ou plutôt, une combinaison d’éléments naturels, puisque l’analyse montre que les vents, la rivière, les plantes, etc. ont joué leur rôle). Et face aux problèmes écologiques et climatiques, il est bon de se rappeler que la nature continue à nous surprendre. Dans bien d’autres cas, ce sont des technologies qui échappent au contrôle. Il n’y a en fait pas de différence fondamentale : dans ce que Weick appelle un « épisode cosmologique », qu’il s’agisse de nature, de technologie ou d’une combinaison des deux, l’organisation est brutalement confrontée à ses limites.

Évidemment, la question qui intéresse la sécurité est d’éviter cette surprise, de mettre au jour ces limites et d’y remédier avant qu’elles n’aient des conséquences néfastes. La tragédie de Mann Gulch a profondément changé les modes opératoires de la lutte contre les feux de forêt. Karl Weick en a tiré les principes de résilience qui seront plus tard développés à destination des entreprises dans son livre avec Kathleen Sutcliffe (Weick & Sutcliffe, 2011). La question du leadership y a aussi trouvé des sources de développement et le site fait l’objet d’expéditions apprenantes à destination de dirigeants (O’Grady et al. 2021).

Mais peut-être l’enseignement principal de La Part du feu est-il une invitation à la modestie, ou plus exactement, à cultiver et entretenir la modestie. Nos connaissances et nos modes d’action sont limités, toujours limités, même sur des objets qui nous sont familiers. Nous les croyons familiers parce que, selon notre savoir, à l’échelle de notre activité, en regard de nos moyens, ils nous paraissent maîtrisés. Il est naturel, il est tentant, il est peut-être inévitable de s’abandonner au confort de cette idée. Mais, comme Downer (2011) le rappelle, nous pouvons traverser, sans en être conscient, les limites de nos connaissances. Il ne s’agit pas là de savants fous ou de dirigeants saisis par l’hubris. Ce sont des organisations ordinaires composées d’hommes ordinaires qui peuvent, comme les Smokejupers de Mann Gulch, se trouver un jour face à un « monstre ». La « sagesse comme attitude » prônée par Karl Weick consiste à garder cela en tête, à le rappeler sans cesse, même et peut-être surtout lorsque cela semble sans objet, voire risible. L’entretien de la modestie, c’est le travail qui entretient cette sagesse. C’est, en premier lieu, la mission des gens de la sécurité.

 

Il y a donc plusieurs raisons de lire La Part du feu. Premièrement, c’est une lecture riche d’enseignements pour toute personne s’intéressant aux accidents et à leur prévention. Deuxièmement, c’est un territoire commun à toute la communauté de la sécurité organisationnelle, sur lequel les discussions peuvent se développer de manière constamment renouvelée. Troisièmement, c’est une histoire splendidement racontée, un récit de la confrontation des hommes et du monde, qui vaut bien les plus haletantes des séries.

 


Autres références

  • Weick, K.E. (1993). ‘The collapse of sensemaking in organizations: The Mann Gulch disaster’. Administrative Science Quarterly, 38, 628–52.
  • Weick, K.E., Sutcliffe, K.M. (2011). Managing the unexpected: Resilient performance in an age of uncertaint, Wiley.
  • Downer, J. (2011). “737-Cabriolet”: The limits of knowledge and the sociology of inevitable failure. American Journal of Sociology, 117(3), 725-762.
  • O'Grady, K. A., Orton, J. D., & Moffitt, A. (2021). Managing the Hell Out of Organizational Trauma: An Introduction to Five Resilience Leadership Skills. In Role of Leadership in Facilitating Healing and Renewal in Times of Organizational Trauma and Change (pp. 89-119). IGI Global.