Overcoming Dysfunctional Momentum
Barton, M. A., & Sutcliffe, K. M. (2009). Overcoming Dysfunctional Momentum: Organizational Safety as a Social Achievement. Human Relations, 62(9), 1327-1356.
Notre avis
Une étude historique cosignée de Kathleen Sutcliffe, une des contributrices historiques les plus connues de la théorie des HROs.
L’étude porte sur un point essentiel : la capacité à adapter son action en fonction du contexte.
On y lit plusieurs résultats contrefactuels de la pensée dominante sur le sujet.
Notre synthèse
Une vaste littérature convergente suggère que les opérateurs (et les organisations) engagés dans une tâche ont du mal à reconsidérer ou réévaluer leurs actions, encore plus à les modifier significativement par rapport au plan d’origine (Kline & Peters, 1991 ; Salancik, 1977). Ce serait cette sensibilité à prendre en compte les signaux faibles qui ferait défaut.
Ainsi, dans son étude classique sur le développement des catastrophes, Turner soutient que de nombreux accidents sont dus à des « échecs de la prévoyance ». Il décrit cela comme l’« accumulation d’un ensemble d’événements passés inaperçus qui sont en contradiction avec les croyances acceptées sur les dangers et les normes pour les éviter » (1976 : 381). Par exemple, Weick et Sutcliffe (2007) relatent un échec de la maintenance de centrale nucléaire américaine (Davis-Besse, Ohio), où les opérateurs ont négligé pendant plus de 2 ans de porter une attention particulière à un problème mineur de rouille sur les systèmes de climatisation et de filtration d’eau. La rouille sur la climatisation était pourtant un signal faible d’un risque majeur pour l’usine (signalant potentiellement la corrosion dans le revêtement métallique de 6,5 pouces contenant la matière radioactive), ce qui a conduit secondairement à un accident bien plus grave. On peut aussi trouver une explication alternative. Les individus pourraient ne pas réorienter leurs actions non pas parce qu’ils ne voient pas les signaux faibles, mais parce que ces signaux ne les gênent pas pour continuer un déroulement apparemment normal de leur travail ; ils s’épargneraient le travail lié à nouvelle compréhension alternative de la situation. En d’autres termes, l’incapacité de réorienter l’action serait un problème de création de sens, le « sensemaking » (Weick et al., 2005). Découlant de l’action et de l’interprétation plutôt que de l’évaluation et du choix, la création de sens se produit lorsque nous abordons les questions suivantes : « quelle est l’histoire ici ? » et « maintenant, que devrions-nous faire ? ».
Tant que la discontinuité n’est pas patente dans le déroulé du travail (tant qu’ils ne sont pas bloqués), les opérateurs s’éviteraient de rentrer dans une « création de sens », forcément coûteuse en ressources et potentiellement en perte de temps. Par contre, quand la discontinuité devient patente, l’action en cours devient désorganisée, et des efforts seraient alors faits pour construire un sens plausible de ce qui se passe. Cela signifie que faire du sens ou l’acte de rationaliser ou de réévaluer les activités en cours est surtout susceptible de se produire si les activités ont été perturbées.
Paradoxalement, une grande partie des travaux sur la sécurité et la fiabilité organisationnelle s’est concentrée sur la prévention ou la minimisation des interruptions, plutôt que sur leur création (voir Weick et Sutcliffe, 2007).
Compte tenu de cette ligne de pensée, une question importante à se poser est de savoir si l’absence d’interruptions du déroulé normal et routinier du travail constitue une menace potentielle pour la sécurité du système ? En l’absence de problèmes perturbateurs, les individus seraient-ils moins susceptibles de réévaluer, adapter et ajuster les actions en cours ?
Dans la suite de cet article, les auteurs utilisent le terme de « momentum » de routines non interrompues. Ce « momentum du travail standard » repose sur des routines d’exécution et un flux d’actions ininterrompues qui n’est pas réévalué. Surmonter ces routines nécessite de ralentir ou d’arrêter l’action tout en surmontant l’inertie nécessaire à redémarrer l’action. Les actions se succèdent et sont dirigées quasi-automatiquement par la finalité du but à atteindre. Le momentum n’est en soi ni bon ni mauvais, mais implique simplement un manque d’interruption. Il devient « momentum dysfonctionnel » si les opérateurs poursuivent le momentum initial alors que des signaux indiquent que les conditions de réalisation ont changé. Si nous prenons au sérieux l’idée que le momentum dysfonctionnel est une menace pour les organisations dans leurs capacités à s’adapter et à s’ajuster avec souplesse, cela soulève la question de ce qui motive et permet aux individus et aux groupes impliqués dans des enjeux élevés de réorienter leurs actions en cours.
Méthodes des incendies de forêts
Cette question est étudiée dans l’article dans le contexte de la lutte contre les incendies de forêt, un contexte dans lequel des équipes d’individus agissent dans un contexte ambigu, dans des environnements incertains et dynamiques. C’est un bon cadre pour examiner notre question théorique car la sécurité des organisations et des systèmes doit être réalisée malgré le travail très complexe, souvent imprévisible. Basiquement, la lutte contre les incendies de forêt est réactive – les gens éteignent les incendies. Mais ces dernières années, la lutte contre les incendies de forêt aux États-Unis est devenue plus proactive et préventive pour gérer les forêts. Ceci peut amener à accepter une doctrine de feux contrôlés avec des zones que l’on laisse brûler. Chaque incendie est supervisé par une équipe structurée au sein d’un hiérarchie formelle, appelée « système de commandement d’intervention ». L’équipe est dirigée par un commandant d’intervention (CI), parfois appelé « Burn Boss » ou « Fire-Use Manager », qui a l’entière responsabilité de la gestion de la réponse à l’incendie. Dans les incendies que l’on veut prioritairement éteindre, cette personne est aidée par un équipe « superposée », composée de personnes responsables de la planification, des opérations, des finances, de la logistique, de l’information du public et de la sécurité. Dans les incendies plus importants que l’on gère, des niveaux supplémentaires de supervision peuvent être ajoutés.
Les directions en charge ont appris formellement à mettre en place ce qui est nécessaire pour être hautement fiable, mais cela ne fonctionne pas toujours. Le plan ne suffit pas car les opérateurs de terrain doivent le mettre en place et l’adapter aux conditions réelles. Ces opérateurs diffèrent souvent dans leurs comportements, expertises et interactions. De plus, un système de commandement s’inscrit dans un contexte social plus large dans lequel les pressions institutionnelles et le pouvoir entrent en jeu.
Ce qui constitue un bon résultat d’incendie diffère selon les situations, mais en général, les feux de forêt sont gérés avec succès dans la mesure où ils sont éteints rapidement avec le moins de dommages matériels collatéraux. Les feux dirigés et les feux de végétation sont considérés comme réussis dans la mesure où ce qui brûle correspond aux objectifs prévus (par exemple, quantité de sous-bois éliminé) et que le feu ne « s'échappe » pas dans des zones non prévues.
Dans tous les cas, la sécurité des personnes, pompiers et civils, reste la priorité absolue (en théorie). Toutes les blessures, tous les cas où il a fallu se réfugier dans des abris incendie portables de secours et tous les comportements dangereux sont considérés comme de « mauvais » résultats.
La population de cette étude comprenait des personnes impliquées dans la gestion physique sur le terrain des incendies (les équipes de front). Trois sources importantes de variation ont été prises en compte pour le choix des cas et des acteurs :
- Le type d’incendie : feu dirigé, feu de végétation ou feu de suppression ;
- L’agence qui gère l’événement : US Forest Service, Land Management desk, Indian Affairs desk, National Park Service et US Fish and Wildlife Service ;
- Le rôle des personnes : par exemple, Commandant, Chef de groupe de travail, chef de véhicule.
Au total, 28 personnes vues par entretien semi-directifs de 60 à 90 minutes. Dans chaque entretien, on demande aux personnes de se remettre en situation et de raconter en détail un (ou plusieurs) incendie(s) qu’ils ont vécu(s), du début à la fin.
Résultats
Chaque pompier a raconté plusieurs histoires d’incendies au cours desquels il a été personnellement impliqué. Ce qui a donné lieu à un ensemble de 62 cas. Les incidents décrits variaient considérablement en termes de taille, de degré de surprise dans la lutte et de résultats. Sur les 62 incidents rapportés, 24 incidents ont eu de bons résultats, 36 des résultats médiocres ou mauvais et 2 incidents n’ont pas pu être inclus faute d’informations pour juger du résultat. Ils ont ensuite été classés en fonction de l’action qui a eu lieu, avec une attention particulière sur le fait que les opérations en cours aient été ‒ ou pas ‒ modifiées d’une manière ou d’une autre par rapport au plan initial de lutte.
Sur les 62 incidents, 7 ne contenaient pas suffisamment de détails pour déterminer si l’action a changé ou non et ont été supprimés de l’analyse ultérieure. Les 55 restants étaient répartis assez uniformément parmi les 28 répondants, aucun répondant n’ayant contribué à plus de trois événements. Sur les 55 événements, 22 comprenaient des cas de changement d’action (19 ont abouti à de bons résultats) et 33 incluaient des cas où l’action s’est poursuivie essentiellement de la même manière jusqu’à la fin de l’incendie ou jusqu’à ce qu’un mauvais résultat significatif se soit produit (par exemple, un échappement de feu). Parmi ceux-ci, 29 se sont terminés en mauvais résultats. Nous avons ensuite analysé les 55 incidents, à la recherche de modèles de comportements, croyances et attitudes qui semblaient contribuer au changement ou action inchangée.
Quatre points clés
- Les individus et les groupes sur le terrain réorientent l’action prévue par le niveau hiérarchique supérieur en fonction de leur réévaluation de la situation.
Reason (2004) souligne que « la voie vers les incidents indésirables est pavée de fausses hypothèses » (p. 32). De même, Turner (1976) note que les échecs ne se voient pas instantanément. Il existe presque toujours une période d’incubation pendant laquelle des événements discordants se développent et s’accumulent de façon inaperçue. Prévenir l’erreur, donc, implique souvent une certaine forme d’évaluation ou de réévaluation des hypothèses de travail. Nos résultats montrent que presque tous les incidents se terminant bien comprenaient une réorientation importante de l’action, qui résultait presque toujours d’individus (et pas de groupes), plutôt des managers, prenant le temps de réévaluer la situation et les opérations actuelles. Le « dimensionnement » d’un incendie se produit plusieurs fois au cours d’un événement, parfois aidé par des procédures formelles, par exemple, des séances d’information le matin et le soir quand le personnel d’exploitation évalue l’incendie et sa gestion.
- L’alerte précoce des éléments discordants partagée entre membre de l’équipe de terrain, bien que nécessaire, n’est pas suffisante pour entraîner un changement de stratégie locale (Reason, 2004; Weick et Sutcliffe, 2007).
Dans la plupart des échecs de lutte contre le feu, les signaux faibles contradictoires ont été vus, voire correctement analysés comme des signes discordants, mais finalement non exploités dans la réévaluation des stratégies.
- Deux processus sont moteurs pour créer les conditions d’une réévaluation : Laisser s’exprimer les préoccupations de chacun à voix haute et rechercher activement des perspectives alternatives.
Laisser s’exprimer les préoccupations
Dans son ouvrage fondateur Exit, voice and loyalty, Hirschman (1970) met l’accent sur les avantages potentiels de la voix pour gérer les situations difficiles. Les feux difficiles qui se sont bien résolus sont précisément ceux pour lesquels un ou plusieurs opérateurs isolés a pu exprimer ses inquiétudes à voix haute plutôt qu’en sortant du système (soit littéralement soit socialement par le choix du silence).
Fait intéressant, il est constaté – pour provoquer la réévaluation ‒ qu’il est important d’exprimer ces préoccupations à voix haute, même lorsque qu’on sait que d’autres membres du système ont vu et reconnu les mêmes indices. Cette verbalisation adressée au groupe a l’avantage de poser ouvertement le problème, le rendre collectif et plus encore de provoquer une interruption dans le déroulement des actions, provoquant en retour une réponse forcée du groupe et /ou du leader. Malgré ces avantages à exprimer les préoccupations, il n'est pas surprenant de constater que les individus gardent parfois le silence. Ceci est cohérent avec les recherches sur le « silence organisationnel » (Morrison et Milliken, 2000). On sait aussi que les individus s’abstiennent de parler parce qu’ils craignent des conséquences sociales négatives (Milliken et al., 2003 ; Pinder & Harlos, 2001) ou parce que le climat de l’organisation/entreprise n’est pas ressenti comme sûr (Edmondson, 1999). Nos constatations suggèrent un autre facteur. Les répondants ont indiqué que même s’ils se sentaient en sécurité, ils sont souvent restés silencieux par déférence pour l’expertise des autres. Transférer les décisions à des personnes qui ont l’expertise pour résoudre les problèmes à portée de main, en particulier dans les moments de tempo élevé, est l’une des caractéristiques des HROs (Roberts et al., 1994 ; Weick & Sutcliffe, 2007). Cependant, il y a deux difficultés qui peuvent découler de cette stratégie :
- Lorsque les organisations créent une culture de déférence envers l’expertise, les individus de statut plus modeste peuvent devenir trop dépendants des « experts » et abdiquer leur propre responsabilité de surveiller et de contribuer à la sécurité de la situation. Cela devient particulièrement dangereux si l’expert n’est pas, en fait, bien informé de la transformation de la situation.
- Le deuxième danger de la déférence à l’expertise vient des individus et des groupes qui confondent souvent solliciter une expertise générale à des experts totalement externe à la situation, avec solliciter une expertise « située » avec une connaissance particulière de la situation. Sans surprise aussi, soulever des problèmes avec un supérieur était un peu plus compliqué, mais ces demandes vers la hiérarchie s’avèrent presque mieux réussies et plus faciles que les sollicitations aux experts (pour les raisons précédentes).
Il a eu quelques cas dans lesquels des pompiers sont restés silencieux parce qu’ils se percevaient comme impuissants face aux décisions de leurs supérieurs. Mais il est arrivé bien plus souvent que les individus restent silencieux parce qu’ils présumaient que la personne de statut élevé était un expert de la situation. C’est-à-dire qu’ils supposaient que leur patron voyait la même chose, les mêmes signaux qu’eux, mais ne les considéraient pas comme une menace pour les opérations. Paradoxalement, dans les cas plus rares où les pompiers percevaient leur patron comme incompétent, ils étaient plus susceptibles (plutôt que moins) d’exprimer des préoccupations (même si c’était de manière plus diplomatique).
Chercher des points de vue contradictoires
On observe une fréquence supérieure de réévaluation quand on a des individus dans le groupe qui sont presque dérangeants, tant ils recherchent activement et sans arrêt des indices discordants dans les domaines les plus variés de ce à quoi ils ont accès (le feu, le fonctionnement de l’équipe, et tout autre élément sans lien apparemment direct).
4. Le processus de réorientation de l’action est freiné par deux facteurs : les pressions institutionnelles et les intérêts personnels.
La pression institutionnelle
Une agence, une institution ou une circonscription-clé peuvent exercer une très forte influence sur le comportement des pompiers en exigeant ‒ souvent via des prises de paroles dans les médias ‒ des engagements génériques de résultats, la poursuite de plans ‒ et promesses ‒ contraires à des solutions qui s’imposeraient sur le terrain, etc. Les acteurs de terrain, notamment managers, se sentent alors souvent obligés d’aller de l’avant malgré les conditions objectives qu’ils perçoivent sur le terrain. Ils ont tendance à le faire avec des œillères, sans chercher à accepter les commentaires internes de remise en cause des directions adoptées.
Les intérêts individuels
Un deuxième facteur qui semble modérer les processus de réévaluation est lié au fait que les humains n’agissent pas toujours dans le meilleur intérêt de l’organisation. Cela ne veut pas dire que les individus sapent délibérément le système, mais plutôt, que leurs propres intérêts affectent parfois leurs jugements, résultant dans une incitation à poursuivre l’action comme le plan le prévoit plutôt qu’à la reconsidérer. L’étude montre plusieurs exemples de situations dans lesquelles les objectifs personnels des individus (gérer leur propre temps de travail, garder le contrôle de l’équipe, avoir un feu « réussi ») ont coïncidé avec une forte conviction qu’ils atteindraient les résultats. Dans beaucoup de cas, ces individus ont connu un certain succès au départ, malgré des indices divergents, qui a accru ou conforté leur choix.