Date
Mars 2024

Organizational learning from construction fatalities


Sous-titre
Balancing juridical, ethical, and operational processes
Réglé-géré
auteur
Auteur(s) :
auteurs

Van Marrewijk, A. & van der Steen, H.

référence
Référence :
référence

Van Marrewijk, A. & van der Steen, H. (2024). Organizational learning from construction fatalities: Balancing juridical, ethical, and operational processes. Safety Science, 174, 106472.

Notre avis

stars
4
avis

Un article de collègues de Delft aux Pays-Bas sur une analyse ethnographique de l’accidentologie du travail dans le BTP néerlandais, très inspiré des écrits de Sidney Dekker. 

Quel est vraiment l’apprentissage juridique, éthique et opérationnel de l’analyse de ces accidents compte tenu des pratiques déviantes de terrain de plus en plus facilitées par les nouveaux contextes industriels ? 

Intéressant et éclairant, à un moment où la Foncsi travaille de plus en plus sur ce secteur industriel et vient de terminer son analyse sur l’articulation réglé-géré.

NOTRE SYNTHÈSE

Le BTP a un taux d’accidentologie du travail élevé. Aux USA, sur la seule année 2019, on dénombre 1003 morts dont les causes sont récurrentes (chutes, électrocutions, traumatismes avec des équipements en mouvement, transports). Ces drames ne font pas souvent les titres des journaux. Ils arrivent de façon perlée et sont quasi individuels, contrairement à d’autres secteurs où les victimes et dégâts collatéraux ont immédiatement une forte résonnance publique.

Ils occasionnent aussi un effet de « seconde victime » sur le système. En effet, les chefs de chantier et les compagnons de proximité impliqués dans ces accidents, par maladresse, erreur ou simplement autocritique de leur réaction avant ou après, sont profondément traumatisés psychologiquement par leur ressenti de responsabilité (Dekker, 2013).

L’analyse des causes est une étape clé qui suit ces accidents pour comprendre les causes et pour tirer leçon, revoir les organisations et prévenir leurs répétitions. Cette analyse et ce modèle d’apprentissage sont classiques. Le parcours complet s’inscrit dans la logique PDCA (Plan, Do, Check, Act) en 4 étapes :

  • enquêter et comprendre,
  • planifier des changements,
  • les mettre en œuvre,
  • et les évaluer.

Mais chacune de ces étapes est fragile en s’exposant à une analyse trop rapide, une absence de changement et/ou une absence d’évaluation.

Sidney Dekker évoque aussi « l’intolérable paradoxe » qui fait qu’un grand nombre de leçons de ces accidents reste bloqué par les aspects légaux : peur immédiate des conséquences légales sur les procès en cours, et peur secondaire de penser à des solutions organisationnelles pragmatiques qui seraient bonnes sur le terrain, mais pas totalement en ligne avec toutes les recommandations légales.

Dans cet article, les auteurs se livrent à une rapproche ethnographique sur la pratique de ces analyses dans le BTP néerlandais.

L’étude est réalisée dans une entreprise de BTP de taille moyenne, Gebr. Van den Steen, plutôt bien réputée pour sa sécurité. Elle associe de façon très originale deux auteurs particuliers : l’un est expert en sécurité organisationnelle de l’association professionnelle des entreprises de BTP hollandaises, et l’autre est le directeur de l’entreprise Gebr. Van den Steen, qui agit dans le travail avec son chapeau d’expert sécurité. L’étude s’est déroulée sur une longue période allant de 2018 à 2023, en prenant pour fil rouge un drame d’électrocution survenu dans l’entreprise en 2018, pour lequel toutes les parties, y compris les familles, ont été très associées à l’analyse approfondie des causes et à tous les débats sur les décisions qui l’ont suivie.

L’article rend compte de ce travail ethnographique avec quatre parties :

  1. une introduction théorique sur l’apprentissage organisationnel qui suit les accidents,
  2. une illustration pratique ethnographique dans cette entreprise du BTP sur un cas d’électrocution,
  3. une discussion sur les tensions entre réalité et théorie,
  4. se terminant par quelques recommandations organisationnelles.

Cadre théorique

Les décès au travail sont compris comme des évènements s’inscrivant dans un contexte structurel, organisationnel et national, impliquant une série d’acteurs différents, individuels ou réunis en équipe, connectés par des liens complexes éthiques, politiques et organisationnels.

Ces morts au travail ont aussi un important effet émotionnel collatéral sur tous les acteurs du système confrontés rétrospectivement aux dangers pour eux-mêmes et à la réalité de ce risque. Ce travail sur les émotions et leur contrôle secondaire est une tâche importante à ne pas oublier en complément de décisions plus directement matérielles et organisationnelles.

Les théories les plus modernes considèrent l’accident comme l’interaction non anticipée entre une multitude d’évènements relativement banals (Dekker, 2013). L’analyse dans sa dimension légale de l’évènement cherche en premier des responsables, alors que l’analyse de sécurité cherche d’abord à comprendre le pourquoi et à protéger l’avenir.

Cet éclairage fait écho à une double approche largement décrite dans la littérature sur l’éthique de la responsabilité de l’entreprise (Coekelbergh, 2012 ; Van de Poel 2011*).* Elle distingue une responsabilité recherchée après l’accident comme cause de cet accident (backward-looking responsability) d’une autre responsabilité, légale et morale, engagée pour protéger le système à l’avenir d’une ré-occurrence du même accident (forward-looking responsability).

L’analyse de l’accident mortel est presque toujours une source d’humiliation et de stress pour les « secondes victimes » qui se sentent mises en causes (officiellement, officieusement, ou même par eux-mêmes) comme contributeurs à l’accident (pour n’avoir rien fait, pas assez fait, pas assez parlé ou signalé, avant, pendant ou après l’évènement). Sans surprise, des défenses se construisent rapidement avec une multitude de narratifs différents des mêmes évènements qui visent à dégager la responsabilité juridique de certains (souvent la chaîne hiérarchique), parfois pour en charger d’autres (les acteurs de proximité). Il est évidemment encore plus important pour toutes ces raisons d’avoir un processus d’analyse de l’évènement qui soit indépendant, complet, détaillé, renvoyant à l’ensemble des facteurs causaux y compris historiques et systémiques.

On notera aussi que dans la partie de la responsabilité des actions à prendre, ces « secondes victimes » sont souvent oubliées.

Observation des pratiques dans une entreprise de BTP néerlandaise

L’accident analysé

Cet accident est survenu en janvier 2018 dans un petit village. Le travail de l’entreprise consistait à installer et enterrer un tuyau pour réaménager la conduite de servitude d’eau potable. Le nouveau tuyau devait évidemment éviter sur son trajet d’autres conduites déjà en place (électricité, gaz...) et devait remplacer l’ancien tuyau. On peut rappeler que l’état de ces réseaux est certes généralement connu, mais leur localisation précise très incertaine. Les trois compagnons de l’entreprise ont donc regardé les cartes et n’ont pas retrouvé de conduite électrique dans ce secteur même avec leurs outils de repérage sur le sol. En fait, ils ont bien retrouvé un tuyau de 25 mm blanc, mais l’ont interprété comme l’ancienne conduite d’eau, car les conduites d’eau ont habituellement cette couleur blanche. Par ailleurs, le propriétaire souhaitait explicitement limiter la taille de la tranchée pour ne pas avoir à refaire tout le pavement, empêchant les compagnons de bien visualiser les trajets et la nature des servitudes enterrées. Comme cette conduite était supposée être remplacée, ils se sont donc décidés à couper le tuyau avec une pince rigide compatible avec un tuyau d’eau ; et le drame est arrivé.

La réaction de la fédération des entreprises du BTP néerlandais

Le travail décrit dans l’article a commencé en 2018-2019 avec une participation et l’analyse de contenu par le premier auteur de tous les meetings sécurité du BTP hollandais qui ont suivi ce drame, hors contexte spécifique de l’entreprise*.*

En effet, ce drame n’était pas isolé et les entreprises du BTP hollandais, à travers leur fédération, ont décidé suite à ce drame de déclencher une réflexion approfondie collective sur le sujet de la sécurité en constatant que les leçons du passé n’avaient pas été correctement tirées. Plusieurs grandes réunions des entreprises du BTP ont suivi dans l’année 2018-2019. Ces workshops ont abouti à de nombreux constats, souvent contradictoires, parmi lesquels :

  1. un constat d’impuissance devant une causalité trop complexe et morcelée entre une multitude d’acteurs anciens et présents, et porteurs d’intérêts très différents (clients, architectes, collectivités, constructeurs, ingénieurs…),
  2. mais tout de même un besoin d’un renforcement du cadre législatif
  3. tout en reconnaissant que le suivi de ces recommandations sur le terrain serait sans doute très aléatoire,
  4. avec un sentiment partagé et répété par les dirigeants et cadres de leurs responsabilités dans la protection des travailleurs,
  5. mais aussi une facilité à faire porter la responsabilité « sur l’autre » et à minimiser la sienne dans les cas particuliers.

Pour autant, cette année de réflexion des cercles professionnels s’est terminée par la reconnaissance d’un besoin d’amélioration de la culture d’apprentissage des entreprises du BTP et la rédaction d’un nouveau code de gouvernance visant à rendre plus sûr l’exercice sur le terrain. Le premier pas a été justement de se promettre de réaliser des analyses d’accident meilleures, plus profondes et d’en tirer vraiment les leçons dans l’entreprise et, au-delà, de les partager entre entreprises.

L’approche « auto-ethnographique » des auteurs autorisés à accéder à tous les échanges sur le drame

Une étude « auto-ethnographique » (Hayano, 1979) conduite par le premier auteur a commencé en parallèle de l’analyse dans l’entreprise, en notant toutes les remarques personnelles qu’il avait tiré de l’accès et la lecture, autorisées par toutes les parties, de mails et courriers rédigés et échangés après l’accident d’électrocution entre employés, direction, familles, représentants syndicaux ; sans oublier les courriers judiciaires et rapport de sécurité, ainsi que toute la presse relative à l’évènement ; et ce, sur une longue période de temps. Ce type d’approche n’est pas sans risque de devenir partisane, ou de passer à côté de certains contenus, au risque de construire un biais culturel de lecture à courte vue (cultural nearsightedness). Plusieurs solutions ont limité ce risque, au rang desquelles la triangulation des données exploitées (comparaison des sources), et encore plus le contrôle croisé de jugement entre les deux co-auteurs avec l’un qui recueille l’information et l’interprète, et le second qui la sécurise avec l’ouverture et la discussion des constats et conséquences tirées avec un panel d’acteurs de l’entreprise.

L’analyse proprement dite du drame

L’analyse proprement dit de l’évènement a repris des cadres académiques (LeCompte 2013) en retenant 5 regards différents (juridique, éthique, amélioration continue, communication sur le drame, et deuil), plus une synthèse plus globale, renvoyant à l’intégralité du processus social en cours.

Le regard juridique

En quoi l’entreprise a-t-elle failli dans la survenue de cet évènement ? Cette analyse recherche les responsables et vise à indemniser les victimes. Elle a pris 3 ans, incluant l’analyse formelle, les procédures plus particulièrement juridiques, et à son terme une négociation financière de compensation. Le directeur de l’entreprise avait déclaré le drame aux autorités (ministère du Travail, bureaux chargés de la sécurité du travail) immédiatement après l’accident comme l’exige la loi hollandaise ‒ mais ce n’est pas toujours aussi bien fait…  Il avait choisi d’informer très rapidement tous ses employés du drame et de leur livrer les premiers constats et interprétations en toute transparence, avec une attitude de collaboration ouverte de soutien aux membres de l’équipe endeuillée. Enfin, il avait aussi préparé un communiqué de presse pour limiter au maximum les rumeurs et fausses informations. Les assurances avaient été aussi informées et consultées pour leur soutien de protection juridique.  Bref, le parcours apparaissait sans faute.

Pour autant, la Justice a reproché assez vite à l’entreprise de ne pas avoir consigné l’électricité (coupé le courant) dans le secteur urbain où elle devait intervenir, et a décidé d’inculper l’entreprise et ses dirigeants pour négligence grave ayant causé la mort de l’employé. Le ton de l’affaire a rapidement changé avec cette inculpation pénale. L’entreprise s’est défendue en arguant que c’était difficile – et peu acceptable dans le réel – de couper l’électricité d’un secteur entier de quartier urbain industriel pour une intervention aussi limitée et encadrée par des procédures n’exigeant pas cette consignation. Cette défense a été confortée par les conclusions de l’expert indépendant nommé par la cour, qui soulignait que les employés avaient suivi les procédures recommandées, tout en précisant qu’il n’existait pas de couleurs « officielles » en Hollande des servitudes enterrées, juste des habitudes (une réglementation qui a depuis été revue). Malgré ce soutien, le directeur a eu l’impression d’être traité comme un criminel pendant toute cette phase juridique. En 2021, une négociation avec le tribunal aboutissait à un accord, sans que le directeur ne plaide coupable, sur un arrangement financier de plusieurs dizaines de milliers d’euros pour toutes les parties plaignantes (pénalités imposées par le ministère du Travail, et versement d’une contribution à une fondation pour les accidents du travail) en plus des sommes destinées à la victime, indemnisée par l’assurance de l’entreprise.

Le regard éthique

Ce point analyse la réponse organisationnelle aux émotions et traumatismes suscités par l’évènement, de l’annonce du décès et des blessés aux familles des compagnons, l’expression des condoléances, l’empathie des propos, l’accompagnement des obsèques selon les différentes volontés du défunt et de ses proches.

Au-delà de cette phase initiale, difficile, mais bien réalisée dans le cas étudié, il s’agissait de tenir informées les familles des progrès de l’enquête, en assumant aussi une responsabilité sociale sur les conséquences pratiques pour ces familles, leurs enfants, leur besoin d’aide psychologique et financière.

Un troisième volet de l’action sous le sceau de l’éthique a concerné les « secondes victimes », particulièrement dans le cas étudié où des poursuites judiciaires pénales étaient engagées. En l’occurrence, les secondes victimes sont les équipiers du compagnon décédé, les proches et familles de ce dernier. Leur accompagnement a été difficile et a duré deux ans. Ils ont tous pu être associés à l’enquête, être écoutés, et leurs voix ont beaucoup compté dans les leçons à tirer, ce qui est plutôt rare. Le directeur a rencontré une fondation des accidentés du travail à plusieurs reprises. Ces actions inscrites dans le temps long ont aussi nécessité de la coordination entre personnes et équipes en charge de ces sujets éthiques dans l’entreprise.

Le regard opérationnel

Il s’agit des leçons tirées pour améliorer la sécurité dans l’organisation, après l’accident. Cette phase est loin d’être systématique puisque 30 % des accidents mortels en Hollande ne sont suivis d’aucune action d’amélioration des organisations. Dans le cas observé, le directeur avait engagé un expert indépendant pour approfondir ce qui avait dysfonctionné. L’expert avait rapporté que le repérage sur plan des conduites d’alimentation urbaines des diverses servitudes était largement approximatif, voire absent, bref non fiable. De plus, beaucoup de servitudes abandonnées, passives, peuvent changer de nature dans le sol, s’altérer sur des périodes de plusieurs dizaines d’années, devenir non reconnaissables (décompositions diverses affectant le PVC ou le cuivre…), comme ce fut le cas pour la conduite électrique repérée par l’équipe victime de l’accident qui l’a confondue avec une conduite d’eau. Une décision nationale a été prise sur ce constat, imposant un changement des enrobés et couleurs des câbles souterrains (électricité, eau) pour les rendre plus robustes au temps et moins ambigus à leur simple vision. Une autre décision réglementaire implique maintenant que toute destruction des câbles et servitudes abandonnés dans le sol soit réalisée à distance. Ces efforts pour tirer toutes les leçons du drame ont été reconnus par toute la communauté professionnelle.

Tensions entre réalité et théorie

L'article met enfin en lumière un point important : les compagnons sont souvent amenés à dévier des procédures de sécurité à cause de la pression temporelle et du contexte. Les autorités et les services en charge de la sécurité pensent (trop) souvent que le simple fait d’énoncer la procédure de sécurité garantie son application. Ce n’est évidemment pas le cas, car la procédure ne peut être utilisée que dans un univers de contextes précis. Si le contexte change, et c’est souvent le cas dans le BTP avec la pression temporelle et les contraintes inattendues rencontrées sur le terrain, elle devient inapplicable et nécessite un aménagement « sauvage » et « en temps réel » par les équipes sur le terrain. Il peut en résulter une simplification, un contournement, voire une non-conformité totale, mais rien n’est pensé pour accompagner les compagnons dans ces conditions anormales de travail « imposées par les systèmes et son organisation et planification ». Ces aménagements restent silencieux tant qu’il n’y a pas d’accident. Pire, « ils arrangent tout le monde », entreprise, clients, et même les compagnons qui sont souvent fiers (et félicités, voire récompensés) de ces marques de savoir-faire adaptatifs, puisqu’ils évitent des retards (la sécurité imposant souvent dans ces cas l’arrêt temporaire ou à minima le ralentissement de la réalisation du travail pour rester dans des conditions sûres). La clé pour remédier à cette situation devenue chronique suppose un changement profond de culture dans le BTP : l’acceptation officielle et banalisée de retard de chantier pour le seul bénéfice de la sécurité.

Quelques références citées dans le résumé :

  • Hayano, D. M. (1979). Auto-ethnography: Paradigms, problems, and prospects. Human organization38(1), 99-104.
  • Coekelbergh, (2012) Moral responsibility, technology, and experiences of the tragic: From Kierkegaard to offshore engineering. Science and engineering ethics, 18, 35-48.;
  • Dekker, S. (2013). Second victim: error, guilt, trauma, and resilience. CRC press
  • Van de Poel, I. (2011). The relation between forward-looking and backward-looking responsibility. Moral responsibility. Beyond free will and determinism (pp. 37-52). Springer
  • Schensul, J. J. & LeCompte, M. D. (2012). Essential ethnographic methods: A mixed methods approach (Vol. 3). Rowman Altamira.