Near miss management systems in the industrial sector
Gnoni M.G., Tornese F., Guglielmi A., Pellicci P., Campo G., De Merich D. (2022) Near miss management systems in the industrial sector: A literature review, Safety Science 150, 105704.
Notre avis
Cet article fait le point sur le déploiement industriel des systèmes de déclaration, codage et utilisation des near miss (presque accident/évènements évités de justesse). Même si la revue est assez exhaustive, on ressent tout au long de la lecture un certain parti pris des auteurs dans leur recul sur la question, probablement lié à leur propre expérience et engagement dans le secteur du BTP autour d’un type particulier de near miss, celui des conditions dangereuses (glissage, équipements) les plus répétitives dans le domaine de la sécurité du travail.
Au total, l’article confirme quand même que l’idée séduisante de signaler et analyser les near miss se heurte encore à d’importants problèmes théoriques et pratiques. Une revue à partager et à utiliser comme fond de connaissance dans les débats sur le sujet, même si d’importants pans de la littérature sur le REX ne sont pas abordés.
Notre synthèse
Remarque préalable : Le terme « near miss » est utilisé volontairement dans ce résumé avec son abréviation « NM » pour éviter des traductions françaises souvent ambigües parce que rattachées à des définitions particulières et restreintes du concept (presque accident ou évènements évités de justesse).
Heinrich a théorisé au début des années 1930 le célèbre triangle des incidents/accidents, avec une gradation d’événements allant des accidents catastrophiques et blessures mortelles jusqu’aux near miss (NM). Ces derniers représentent la base du triangle avec une fréquence évidemment plus élevée que les accidents/blessures.
L’intérêt pour cette relation entre presque accidents et accidents s’est confirmée au fil des années. L’extension du triangle de Heinrich en pyramide de Bird (Bird et Germain, 1996) fut vraiment le fondement pour la communauté scientifique et industrielle qu’une analyse des causes racines (supposées communes) des événements mineurs et NM était une clé de la réduction du nombre d’accidents majeurs (en bénéficiant aussi des particularités des NM qui les rendent à la fois plus disponibles et moins dramatiques à étudier).
Même Hollnagel (2014) ‒ certes en utilisant une toute autre logique ‒ recommande l’analyse des NM dans sa récente distinction entre « Safety 1 » et « Safety 2 ». Il souligne que les NM sont des accidents évités par des savoir-faire des opérateurs qu’il faut comprendre et mettre en avant. Plutôt que de rechercher des causes communes et viser la suppression de ces NM comme dans l’approche traditionnelle, ce sont précisément ces savoir-faire qui construisent une grande partie de la sécurité réelle du système.
C’est sur la base de ces acquis que les systèmes de gestion des NM (Near Miss Management Systems - NMS) ont été développés dans quasiment tous les secteurs industriels. Hélas, au-delà de toutes bonnes intentions théoriques, le déploiement utile de ces NMS souffre encore de l’absence d’une définition uniforme et partagée du NM, ainsi que d’une méthode univoque de conception des NMS.
Les auteurs proposent une revue de littérature détaillée sur toutes les questions relatives à ce sujet.
Les étapes à respecter pour la mise en place d’un NMS
C’est un des rares domaines où il existe une forme de consensus dans la littérature et dans les pratiques de terrain.
C’est van der Schaaf, en 1995 qui a recommandé en premier dans l’industrie chimique et pharmaceutique sept critères à prendre en compte : détection, sélection, description, classification, calcul, interprétation et évaluation. Ce cadre a été complété sans jamais être remis en cause en profondeur.
Au bilan, on retiendra le consensus établi pour développer un NMS, pour prendre en charge à la fois la phase de conception et la phase de mise en œuvre :
- S’accorder sur une définition du presque accident comme une action première avant de s’engager en quoi que ce soit de plus concret.
- S’accorder sur les modalités d’identification et de signalement : cette étape comprend la description et la sélection des événements jugés pertinents pour l’analyse, et le mode de signalement (qui peut être automatisé ou non). En particulier, la description requiert généralement l’identification des caractéristiques significatives de l’événement qui doivent être signalées. Il faut aussi définir le processus de remontée dans la chaîne d’exploitation du signalement, les acteurs impliqués dans cette phase et les procédures à mettre en œuvre.
- S’accorder sur l’évaluation et les évènements réellement importants pour la sécurité : après la collecte des données, il faut forcément penser à la hiérarchisation des événements pour permettre à l’entreprise de se concentrer sur les plus pertinents.
- Définir comment on identifie la solution : après l’identification de la cause de l’événement, des mesures doivent être développées pour éviter que l’événement ne se reproduise à l’avenir, ou du moins pour en diminuer sa probabilité.
- Assurer la diffusion et le suivi : cette étape est cruciale pour l’efficacité d’un NMS, en communiquant des informations extraites de l’analyse à toutes les parties concernées ; c’est un indicateur d’évaluation de l’efficacité du NMS. Les retours obtenus à cette étape doivent être utilisés pour une amélioration continue du NMS et du système global de gestion de la sécurité de l’entreprise.
Éléments généraux
L’intérêt pour le domaine des NM a clairement augmenté au cours de la dernière décennie : plus de 80 % des contributions analysées ont été publiées entre 2012 et 2021, alors qu’il n’y avait que quelques contributions entre 1995 et 2010.
80 % des articles recueillis ont été publiés dans 26 revues scientifiques plutôt orientées recherche. Les 20 % restants proviennent d’actes de conférence et de journaux professionnels sectoriels. La revue Safety Science rassemble à elle seule 13 % du total des articles publiés de l’échantillon.
Ces chiffres montrent que les NM restent surtout un objet de recherche et moins un thème traité par les revues professionnelles, sauf peut-être dans le BTP.
Concernant justement les secteurs industriels visés par ces publications, 37 % des articles proviennent du BTP. Les secteurs chimiques et miniers viennent derrière (respectivement 13 % et 10 % du total des articles). On note même des extensions aux bureaux d’étude.
L’analyse temporelle de l’évolution des idées révèle que des concepts comme la sécurité au travail, la gestion de la sécurité ou la gestion des risques ont surtout été utilisés des années 1980 à 2000, alors que les développements spécifiques aux NM et aux NMS ont surtout émergé ces dernières années.
Les liens entre NM et gestion des ressources humaines ou ingénierie de la sécurité sont les sujets les plus tendances dans les publications actuelles.
Enfin, en ce qui concerne les pays auteurs de publications, les États-Unis sont les plus représentés avec 22 documents, suivis de la Chine (11) et de l’Italie (9). On note également que les publications et développements sur les NMS sont nés en Europe au début des années 2000 et 2010, mais les recherches les plus récentes sont maintenant menées aux États-Unis, en Chine, à Taïwan et en Australie.
Sur quoi portent le contenu des articles ?
Les articles collectés ont été classés selon leur contenu :
- 23 % sont généraux et abordent toutes les étapes de construction d’un NMS
- 77 % se concentrent sur une étape ou deux étapes seulement.
La phase d’identification et de signalement fait l’objet de 10 de ces travaux, avec plusieurs articles sur la détection automatique des événements évités de justesse. Les phases d’évaluation et de recherche de solution correctives occupent 15 articles (17 %) et analysent la relation entre les événements évités de justesse et la sécurité dans une entreprise. Enfin, 4 articles portent sur l’évaluation de l’efficacité d’un NMS.
Deux définitions des NM et leurs conséquences pratiques
Deux approches principales sont clairement identifiées pour la définition des NM.
L’approche traditionnelle
Elle considère qu’un presque accident correspond à un « vrai » événement indésirable mais qui n’a causé aucun dommage ou, pour certains auteurs, qui n’a causé que des dommages matériels mineurs (Thoroman et al., 2018).
Certains y ajoutent une limite forte sur la chaîne de précurseurs à considérer dans l’analyse causale (Saleh, 2013) de façon à conserver un lien évident pour tout le monde entre NM et accident. Ils définissent ainsi un presque accident comme un précurseur d’accident pour lequel la séquence de l’accident a été tronquée juste avant que l’accident se produise.
D’autres sont plus inclusifs et se réfèrent à la définition fournie en 2013 par le National Safety Council (NSC) américain, pour lequel un NM est un vrai incident sans conséquences dans le contexte du jour mais qui, dans un autre contexte, avait le potentiel d’en avoir.
L’approche proactive (Cavalieri et Ghislandi, 2006 ; 2010)
Cette approche étend l’approche traditionnelle et part de la définition de NM donnée par la directive Seveso 2, qui la décrit comme « une expérience d’apprentissage à usage interne par la compagnie qui inclue toute situation dangereuse, événement ou acte dangereux où la séquence d’'événements aurait pu causer un accident si elle n’avait pas été interrompue ». Cette définition élargit celle du NSC, en incluant certes les événements interrompus dangereux ayant entraîné des conséquences nulles/faibles, mais aussi les conditions et actes dangereux si négligés qui peuvent avoir un potentiel perturbateur similaire, et qui peuvent aussi être plus difficiles à identifier et à signaler.
Cette suggestion est considérée par ses tenants comme une approche plus prudente pouvant éviter ou minimiser l’existence d’angles morts de sécurité qui pourraient éventuellement se transformer en accidents dangereux.
À ce jour, la moitié environ des contributions reposent sur l’approche traditionnelle. 28 % des articles relèvent de l’approche proactive. Mais, plus important et pire, 23 % ne précisent pas quel type de définition est retenue, ce qui rend le système nécessairement très (trop) flou pour les utilisateurs.
Détection automatique
Un groupe d’articles se centre plus particulièrement sur les méthodes et outils de détection automatique des NM.
Les premiers systèmes automatiques de détection utilisant plusieurs techniques (caméras, sons, radiofréquences et même ultrasons) sont nés dans le BTP, sans doute parce que ce domaine se prêtait à détecter (en temps réel) des événements/conditions dangereuses « bien connus » et répétitifs, notamment l’oubli de port d’équipements de sécurité, les risques de chutes et glissades à certains points précis, les postures dangereuses, les interférences avec des machines, etc.
À noter que plusieurs de ces dispositifs (techniques ou de surveillance) sont spécialisés pour détecter un ou plusieurs types particuliers d’événement ou de conditions dangereuses. Par exemple, Mohajeri (2020) a proposé l’analyse de facteurs critiques (caractéristiques démographiques, psychologiques et cognitives) qui conduisent aux chutes et aux comportements dangereux sur les chantiers de construction.
Le thème des NM associés aux risques de chute est vraiment récurrent dans le BTP, avec la volonté d’être de plus en plus « en temps réel » pour agir immédiatement sur la situation avec des alarmes. Dans ce cadre, on retrouve des systèmes bardés de capteurs portables ou basés sur les technologies de mesure inertielle. On y trouve même des systèmes de détection (de chute) faisant appel de plus en plus à l’intelligence artificielle (Zhang 2019) intégrant des technologies mobiles pour détecter ces événements et un réseau de neurones artificiels pour les identifier.
D’autres se concentrent sur la détection de proximité des presque accidents par un système de localisation automatique des travailleurs à pied et une cartographie des aménagements et équipements de chantier : la maquette intègre un indicateur de proximité de danger calculé dynamiquement pour chaque travailleur.
Dans le même esprit, Golovina et al. (2016) se concentrent sur les NM des travailleurs interagissant avec des engins lourds de chantier en générant un indice de danger basé sur les données GPS.
Codage et analyse des NM
Détecter des NM ne confirme pas forcément leur lien certain à des risques majeurs. C’est toute la question du rapport réel ‒ très discuté dans la littérature ‒ entre la masse d’incidents mineurs et de NM et la prédiction d’un accident majeur.
L’enjeu est ici de classer et trier les données recueillies par rapport à des contextes et des risques redoutés pour les relier à l’approche globale de sécurité et concentrer les forces et efforts de sécurité sur les NM qui ont le plus fort potentiel de prédiction de risque.
Le risque est de ne trouver que ce que l’on cherche. On se placerait dans une logique d’attente de précurseurs sur lesquels tous les feux sont braqués, au risque de passer à côté d’autres NM intéressants.
L’intelligence artificielle a été utilisée pour rendre cette analyse de pertinence plus efficace. Fang, 2020, propose une approche basée sur l’apprentissage en profondeur pour classer les NM réellement précurseurs d’accidents graves et ceux pour lesquels le risque de transformation en accident grave est réellement faible. D’autres initiatives dans le nucléaire recommandent des approches probabilistes pour faire ce tri (Vrbanic et Basic, 2013).
Un autre sujet traité par plusieurs auteurs est celui de l’analyse des causes racines des NM. On y retrouve l’usage de techniques de data mining pour extraire les causes profondes, couplées à des modèles de réseaux bayésiens pour analyser ces causes et hiérarchiser les événements à discuter (Verma et al., 2017).
Nickel et al. (2017) proposent un système basé sur la simulation d’accidents évités de justesse (et d’accidents) impliquant des plateformes de travail élévatrices. L’objectif est d’augmenter les traditionnelles techniques d’enquête accident en reconstituant « virtuellement » chaque événement, et acquérir ainsi de nouvelles connaissances dans l'analyse causale.
Enfin, adoptant la perspective « Safety 2 », Thoroman et Salmon (2020) ont analysé le rôle des conditions et savoir-faire qui empêchent un NM de devenir un accident.
Évaluation de l’efficacité, conditions de succès du déploiement
Un petit groupe d’études propose une évaluation de performance des NMS, globale ou limitée à plusieurs étapes.
Les évaluations les plus fréquentes portent sur la mise en relation entre signalement/traitement des NM (y compris les coûts en ressources associées) et performances de sécurité réellement observées sur le terrain (fréquence et gravité des accidents).
La culture de l’entreprise, la préparation et le soin apporté au NMS sont des éléments clés dans ce rapport coût/bénéfice de ces NMS.
Ringstad et Szameitat (2000) ont comparé par exemple les NMS dans deux industries à haut risque : le nucléaire allemand et l’industrie offshore norvégienne. Leur travail met en évidence les différences dans la façon dont les NM sont signalés, analysés et résolus, montrant comment le contexte industriel spécifique peut influencer leur gestion, en particulier les facteurs sociaux, culturels et législatifs.
Le climat de sécurité dans une entreprise est l'un des facteurs les plus souvent cités en relation avec le bénéfice et le bon fonctionnement d’un NMS. C’est ce que l’on voit dans plusieurs études dans le secteur des mines de charbon : les gestionnaires doivent promouvoir les compétences sur la communication de sécurité et la conscience du risque des opérateurs et des cadres pour soutenir un taux élevé de signalement.
D’autres études soulignent la nécessité de l’engagement du chef d’entreprise et de toute la direction. Par exemple, Tian (2014) analyse les facteurs qui influencent fortement les déclarations de NM dans le secteur chinois des mines de charbon. Les résultats montrent un processus complexe, où le manque de retour d’information des signalements vers les travailleurs et le manque de soutien de la direction à déclarer de façon non punitive expliquent largement les différences observées d’un établissement à l’autre et la résistance à signaler. Le taux d’occurrence et de signalement dépend de facteurs plus généraux. Ainsi, l’existence de problèmes liés au sommeil et aux longues heures de travail serait par exemple corrélée à la fréquence des NM tout en en réduisant leur signalement.
On sait aussi que la fréquence de signalement des NM augmente après des événements mortels, de même que le nombre plus élevé de signalements de NM s’associe à une plus grande probabilité d’un futur événement mortel, confirmant ainsi la validité des études pionnières (Yorio et al., 2020).
Point important : les NM ne doivent pas être vus comme des risques identiques aux risques inclus dans la cartographie officielle des risques, ni comme des indicateurs de taux de risques qu’il faudrait réduire…
De plus en plus d’auteurs défendent l’idée que les NM ne doivent pas être traduits par un taux de risque, comme le sont les TRIR ou autres indicateurs de fréquence dans l’entreprise. C’est même une attitude globale dans la gestion des risques qui est recommandée : ne jamais inclure les NM dans les indicateurs de risques, et encore moins en faire un objectif d’amélioration quantitative et de réduction des déclarations internes et externes à l’entreprise dans une stratégie de sécurité.
Le concept de NM ne paraît être un avantage pour la sécurité que si l’on respecte ces consignes d’usage.
Propositions de NMS
Van der Schaaf (1995) avait décrit 3 principaux facteurs de succès d’un NMS :
- Avoir un fort engagement de la direction de l’entreprise ;
- Créer un système de signalement clair et objet de formation, qui soit séparé et parallèle des objectifs habituels de réduction des risques,
- Et un soutien efficace à l’analyse des données.
Ces 3 conditions ont été depuis largement confirmées par toutes les études, dans tous les secteurs et dans toute l’Europe.
En conclusion
L’analyse de la littérature montre le niveau actuel d’adoption des NMS dans le secteur industriel. On y lit l’intérêt croissant pour ce sujet, surtout au cours de la dernière décennie et plus particulièrement dans quelques secteurs spécifiques comme le BTP, les mines et la chimie où les NMS sont obligatoires sur les sites Seveso.
En fait, ce sont souvent des NM un peu répétitifs (conditions de chute, port d’équipements de sécurité, franchissement de proximité de zones et/ou objets à risques) qui sont traqués par les systèmes en place notamment chez les plus grands utilisateurs comme dans le cas du BTP.
Les auteurs de l’article considèrent que ces résultats prometteurs obtenus dans le secteur du BTP ‒ secteur privilégié de ce travail ‒ plaident pour que ces solutions soient explorées dans d’autres secteurs en particulier là où des conditions de typologie des NM redoutés se prêtent aux conditions de travail répétitives et bien cernées.